Chez l’homme et chez l’animal, il y a une puissance d’amour qui fait poser des actes qui paraissent absurdes. Si le désir humain est équivalent au désir animal, qu’est-ce qui assurera à l’homme d’être heureux ?
Pourquoi ouvrir des cabinets de consultation en psychologie, coaching, conseil conjugal ou familial ? Pourquoi cet afflux de demandes ? En amont de celles-ci, il y a un même désir de bonheur et le constat douloureux qu’il n’est pas comblé. Ce désir est-il le même en l’homme et dans l’animal ?
L’homme, comme l’animal, a des besoins liés à sa vie organique. Mais il consulte ces cabinets pour autre chose que le manger et le boire, que le vêtement ou l’habitat. L’homme, comme l’animal, éprouve des sensations et, liées à elles, des passions. Comme l’animal, l’homme a l’attrait du plaisir, la répulsion de la souffrance. Enfin, comme l’animal, l’homme pourra s’écarter d’un plaisir ou supporter une souffrance, pour un bien jugé supérieur. Mais de quels plaisirs parle-t-on ? Et de quelles souffrances ?
Les consultations en cabinet ne sont pas liées d’abord à des plaisirs ou des douleurs physiques. En effet, on ira voir plutôt des spécialistes du corps : pharmaciens, médecins, chirurgiens… Mais ces douleurs et ces plaisirs, s’ils apparaissent dans le corps, sont jugés venir d’ailleurs, témoigner d’un mal-être : « J’ai tout pour être heureux ; j’ai de quoi vivre, et même du plaisir. Je ne me refuse rien. Et je ne suis pas heureux. » Avoir, ce n’est pas être ; pas davantage sentir ou ressentir. Et l’homme juge, au moment de franchir le pas pour un accompagnement, que ce qu’il a, ce qu’il sent ou ressent, n’est pas à la mesure de ce qu’il est.
Ici, se situe dans l’homme le désir qui n’est pas animal. Désir d’une vie à hauteur d’homme qui ne se réduit ni à la vie organique, ni à la vie sensitive. Désir qui est poursuite et découverte enfin du sens de l’existence : celle des hommes et celle du monde. Victor Frankle, psychiatre, le constate aux temps de guerre, aux temps de paix, dans l’enfer des camps de concentration – qu’il a connu –, et dans la vie facile d’une paix enfin rendue : « Nombreux sont les suicides qui ont pour cause [un] vide existentiel » ; ce vide, écrit-il, « peut prendre plusieurs aspects » ; il est toujours le corollaire exact de la recherche d’un sens à la vie [1].
Par quoi dans l’homme se fait le jugement qu’une existence doive avoir un sens ? Non pas ses yeux, ses oreilles ou son nez, ni sa bouche, ni rien de son corps. Celui-ci peut bien voir, entendre, sentir, goûter, toucher, peser ou éprouver la matière du monde. Mais lui échappera le sens de tout ce qu’il perçoit. Non pas même sens commun, imagination ou mémoire, qui lui représentent cette matière et la situent dans le temps. Ni encore la cogitative qui juge sensiblement, à l’aune des plaisirs et douleurs éprouvés, ce qui est bien ou mal. Car l’homme peut, dans la douleur du corps, se tenir dans la joie et, dans les plaisirs du corps, n’éprouver que tristesse. Il peut encore juger que le bien qu’il recherche, supérieur à tous les biens singuliers qui lui font éprouver du plaisir, c’est le sens à donner à sa vie et à tout ce qui existe. Ou que le mal qu’il redoute, supérieur aux pires maux physiques, c’est l’absence de sens, l’absurdité du monde. En témoigne parmi d’autres le suicide, faute de sens, du peintre, poète et philosophe Stanislaw Ignacy Witkiewicz, le 17 septembre 1939, quand il apprend que l’Armée rouge a franchi les frontières occidentales de la Pologne. Czeslaw Milosz explique son geste : « L’auteur s’est déclaré à maintes reprises certain du fait que la religion, la philosophie et l’art en sont à leurs derniers jours et que sans eux la vie est sans valeur » [2]. Ce jugement, le corps ne peut le poser, mais l’esprit seul.
Le désir qui s’ensuit, cette quête de sens, c’est le désir et c’est la quête de l’homme seul. L’animal, s’il vit, qu’il éprouve du plaisir et soit choyé, trouvera là tout son bonheur. L’homme quant à lui, même choyé, épargné pour un temps par la souffrance, attend de la vie davantage. Et d’abord, il attend que cette vie, s’il la juge heureuse, ne s’achève pas. Ainsi le scande Nietzsche, celui-là même qui, par son prophète Zarathoustra, annonce la mort de Dieu : « La douleur dit : passe et finis ! Mais toute joie veut l’éternité, – veut la profonde éternité ! » [3] L’appétit de la vie, en lui, se double de l’appétit d’éternité ; l’appétit de bonheur, d’une vie transcendante. Il faut à l’homme, pour combler son désir, un au-delà de l’espace et du temps, un bien tel « que tous pu[i]ssent le posséder à la fois, sans diminution et sans envie, et que personne ne le p[uisse] perdre contre son gré » [4].
Désir humain et désir animal sont-ils donc les mêmes ? Le mouvement est le même, qui partant d’un jugement porté sur ce qui est un bien, porte l’animal et l’homme vers celui-ci comme vers son possible accomplissement. Mais le jugement, en l’homme, qui est le fait de l’esprit est tel – il perce la muraille des apparences et des premières impressions, il sonde l’être des choses et leur valeur – que tout, s’il y voit l’occasion d’un sens à donner à sa vie, peut lui être désirable, de la matière du monde ou de ce qui, imperceptible aux sens, transcende l’espace-temps ; que rien pourtant, s’il ne dure, ne peut suffire à le combler.
Ainsi le désir de l’homme est-il infini : il s’étend à tout ce qui existe ou peut exister ; et il s’intensifie à mesure qu’une valeur de sens et d’éternité est découverte à son objet. De ce double point de vue, celui de l’extension infinie du champ de ses désirs, et celui, non moins infini, de leur intensité, le désir de l’homme dépasse infiniment le désir animal. Que ce désir soit comblé, que l’homme trouve le bien qui, en tous points, lui corresponde, et d’abord à sa quête de sens, à son aspiration d’éternité, et sa vie sera, jusque dans l’abîme des ténèbres, plus que bonheur ; elle sera joie et béatitude. Ainsi en était-il pour le Christ sur la croix, et pour sa Mère, debout à ses côtés.
[1] Viktor E. FRANKL, Découvrir un sens à sa vie avec la logothérapie, II, « Le vide existentiel ».
[2] Czeslaw MILOSZ, La Pensée captive, I.
[3] Friedrich NIETZSCHE, Ainsi parlait Zarathoustra, IV, « Le chant d’ivresse » (12).
[4] Blaise PASCAL, Pensées, éditions Brunschvicg, 425.