L’Homme est un loup… pour le loup. Bouleversant l’harmonie primitive, il aurait oublié l’ordre naturel en cherchant par une orgueilleuse autosuffisance, à dominer les êtres et les choses. La dénaturation de l’Homme serait magnifiquement illustrée par le déni de sa condition animale, affirme-t-on volontiers aujourd’hui. Pour saint Thomas d’Aquin, l’Homme ne peut être lui-même qu’en assumant toutes les natures inférieures à la sienne, mais son animalité est structurée et finalisée par sa rationalité, qui l’ouvre à la sphère de l’agir et de la responsabilité morale. Bien loin d’être la maladie mortelle de l’Homme, son animalité assumée mène l’Homme au sommet de la création.
Les enfants du loup se jouaient en silence,
Sachant bien qu’à deux pas, ne dormant qu’à demi,
Se couche dans ses murs l’Homme, leur ennemi.
Le père était debout, et plus loin, contre un arbre,
Sa louve reposait comme celle de marbre
Qu’adoraient les Romains, et dont les flancs velus
Couvaient les demi-dieux Rémus et Romulus.
Le Loup vient et s’assied, les deux jambes dressées
Par leurs ongles crochus dans le sable enfoncés.
Il s’est jugé perdu, puisqu’il était surpris,
Sa retraite coupée et tous ses chemins pris ;
Alors il a saisi, dans sa gueule brûlante,
Du chien le plus hardi la gorge pantelante
Et n’a pas desserré ses mâchoires de fer,
Malgré nos coups de feu qui traversaient sa chair
Et nos couteaux aigus qui, comme des tenailles,
Se croisaient en plongeant dans ses larges entrailles,
Jusqu’au dernier moment où le chien étranglé,
Mort longtemps avant lui, sous ses pieds a roulé.
Le Loup le quitte alors et puis il nous regarde.
Les couteaux lui restaient au flanc jusqu’à la garde,
Le clouaient au gazon tout baigné dans son sang ;
Nos fusils l’entouraient en sinistre croissant.
Il nous regarde encore, ensuite il se recouche,
Tout en léchant le sang répandu sur sa bouche,
Et, sans daigner savoir comment il a péri,
Refermant ses grands yeux, meurt sans jeter un cri.
Nous avons tous appris naguère ce fameux poème d’Alfred de Vigny, La mort du loup.
L’inimitié de l’Homme et du loup décrite ici n’est pas pour Vigny de droit, mais de fait : la nature qui a produit les deux espèces ne saurait les opposer par principe. L’allusion à la louve qui nourrit Romulus et Rémus rappelle ce temps supposé d’harmonie primitive où l’Homme et le loup ne se combattaient point, ce temps où l’être humain n’aurait pas encore été dénaturé ! Si les choses ont changé, ce ne serait pas la faute des loups, mais celle des Hommes qui auraient oublié l’ordre naturel en déployant une orgueilleuse autosuffisance et en cherchant à asseoir leur domination sur les êtres et sur les choses. L’évolution de notre espèce au cours du temps ne constituerait qu’un bouleversement de l’harmonie primitive
Voyez ce loup : aucune hésitation dans son comportement ; il applique parfaitement la liberté du sage, rappelant Épictète qui écrivait dans son Manuel, destiné à l’éducation de l’apprenti philosophe : « La liberté consiste à vouloir que les choses arrivent, non comme il te plaît, mais comme elles arrivent ». Il assume parfaitement la nature par la responsabilité morale dont il témoigne. La mort approche ? Il s’avance sans trembler à sa rencontre parce que le destin l’a ainsi voulu. La liberté ne consiste pas à faire en sorte que tout arrive selon ce qui plaît. Penser ainsi serait pure folie ! Non, la liberté consiste à distinguer ce qui dépend de nous et ce qui n’en dépend pas. Il ne dépend pas de ce père loup de mourir, mais il dépend de lui de mourir vertueusement, avec courage, en défendant les siens. La morale et la vertu n’est pas du côté du chasseur, mais de celui de la bête !
Blessé à mort, mais c’est bien lui qui porte l’estocade morale ! Son regard muet est celui de l’incompréhension de la nature face à la perversion de l’animal raisonnable qu’est l’Homme. Notre dénaturation serait-elle avant tout d’ordre moral ? Est-elle donc inéluctable ou un sursaut est-il encore possible ? Vigny, décrivant la réaction du chasseur à la première personne, nous laisse-t-il un espoir ? Écoutons-le encore :
J’ai reposé mon front sur mon fusil sans poudre,
Me prenant à penser, et n’ai pu me résoudre
À poursuivre sa Louve et ses fils qui, tous trois,
Avaient voulu l’attendre, et, comme je le crois,
Sans ses deux louveteaux la belle et sombre veuve
Ne l’eût pas laissé seul subir la grande épreuve ;
Mais son devoir était de les sauver, afin
De pouvoir leur apprendre à bien souffrir la faim,
À ne jamais entrer dans le pacte des villes
Que l’Homme a fait avec les animaux serviles
Qui chassent devant lui, pour avoir le coucher,
Les premiers possesseurs du bois et du rocher.
Hélas ! ai-je pensé, malgré ce grand nom d’Hommes,
Que j’ai honte de nous, débiles que nous sommes !
Le poète-chasseur, par l’attitude morale et vertueuse du loup, est rappelé à sa propre humanité. L’exemple du loup stoïcien fait honte à l’Homme déchu ! L’Homme devenu prédateur fait retour sur lui-même grâce à la bête. Il se laisse désarmer par le regard de l’animal pour pouvoir être en mesure de penser, pour s’évaluer soi-même sans complaisance.
Les chasseurs ne s’associent les uns aux autres que pour faire couler le sang des animaux innocents. Simple compagnonnage de circonstance ! Les animaux, à l’instar de la « veuve » et des louveteaux, témoignent quant à eux d’une solidarité qui n’est pas celle d’une bande de malfrats, mais celle d’une tendre unité, mise ici en scène comme intimité familiale. À la vigueur du courage s’ajoute chez ces loups la douceur de l’affection mutuelle qui renforce encore la dimension tragique du cruel destin qui les frappe. Tel un héros cornélien, le père loup a choisi le devoir, mais sans pour autant oublier l’amour des siens.
Elle est grande la distance qui sépare le nom de la réalité ! Il ne suffit pas de se dire Homme pour l’être vraiment. Les êtres humains sont « débiles », c’est-à-dire, selon l’étymologie du mot, « faibles ». Non seulement ils seraient dénaturés, mais entraînent dans leur chute une partie de la nature, comme en témoigne le pacte fait avec les chiens domestiqués, ces animaux serviles qui ont renoncé à leur liberté, pour avoir le gîte et le coucher, un thème récurrent, chez Jean de la Fontaine par exemple dans Le Loup et le chien, un autre poème marquant de nos jeunes années.
Quelle serait la cause de cette dénaturation de l’Homme ? L’approche poétique de Vigny semble consoner avec l’approche philosophique de Rousseau. Nous avons oublié ce que c’est que de souffrir, plus précisément nous avons oublié ce que c’est que d’infliger la souffrance ! On se souvient comment Rousseau (1712-1778), dans un extrait du Discours sur l’origine et les fondements de l’inégalité parmi les Hommes, montre que la culture et la raison détruisent en l’Homme le sentiment naturel de la pitié par lequel chacun est spontanément et de manière innée enclin à porter assistance à son semblable souffrant. La culture remplace la pitié par l’amour-propre qui « replie l’Homme sur lui-même », c’est-à-dire sur ses intérêts propres sans préoccupation pour les intérêts d’autrui. Au lieu de rendre l’Homme moral, la culture aurait plutôt pour effet, selon lui, de le déshumaniser en le coupant de ses affects. Alors que la nature s’exprime en l’Homme par la pitié, ce sentiment qui rend sensible aux souffrances d’autrui, la culture a détruit en nous ce sens moral inné dont nous étions originellement dotés.
« Qu’est-ce que la générosité, la clémence, l’humanité, sinon la pitié appliquée aux faibles, aux coupables, ou à l’espèce humaine en général ? La bienveillance et l’amitié même sont, à le bien prendre, des productions d’une pitié constante, fixée sur un objet particulier : car désirer que quelqu’un ne souffre point, qu’est-ce autre chose que désirer qu’il soit heureux ? Quand il serait vrai que la commisération ne serait qu’un sentiment qui nous met à la place de celui qui souffre, sentiment obscur et vif dans l’Homme sauvage, développé, mais faible dans l’Homme civil, qu’importerait cette idée à la vérité de ce que je dis, sinon de lui donner plus de force ? En effet, la commisération sera d’autant plus énergique que l’animal spectateur s’identifiera plus intimement avec l’animal souffrant. Or il est évident que cette identification a dû être infiniment plus étroite dans l’état de nature que dans l’état de raisonnement. »
Nos catégories conceptuelles, notre raisonnement, notre discursivité refléteraient-ils donc d’abord notre égarement moral ? Nombre d’auteurs, et non des moindres, semblent le penser. Une illustration caractéristique de cette perversion de l’intellectualité du fait de la perte du sens moral serait la distinction spéciste de l’Homme et de la bête. Comment ne pas faire mention ici d’un passage fameux de Jérémy Bentham, philosophe, économiste et juriste britannique, tiré de son Introduction aux principes de morale et de législation[1], un ouvrage publié l’année-même de la révolution française. Comme chez Vigny, la dignité de l’être vivant et sentant est pour Bentham liée à sa capacité à souffrir, non à raisonner, puisque malheureusement cette capacité de raisonnement nous fait oublier ce que c’est que de souffrir !
« Les Français ont déjà découvert que la noirceur de la peau n’est nullement une raison pour laquelle un être humain devrait être abandonné sans recours au caprice d’un tourmenteur. Il est possible qu’on reconnaisse un jour que le nombre de jambes, la pilosité de la peau, ou la terminaison de l’os sacrum, sont des raisons tout aussi insuffisantes d’abandonner un être sensible au même destin. Quel autre [critère] devrait tracer la ligne infranchissable ? Est-ce la faculté de raisonner, ou peut-être la faculté de discourir ? Mais un cheval ou un chien adulte est, au-delà de toute comparaison, un animal plus raisonnable, mais aussi plus susceptible de relations sociales qu’un nourrisson d’un jour ou d’une semaine, ou même d’un mois. Mais supposons que la situation ait été différente, qu’en résulterait-il ? La question n’est pas « peuvent-ils raisonner ? », ni « peuvent-ils parler ? », mais « peuvent-ils souffrir ? ».
La dénaturation de l’Homme n’est-elle pas magnifiquement illustrée par le déni de sa condition animale ? Tel est le point de vue aujourd’hui le plus souvent partagé : nombre d’auteurs présentent l’animal comme miroir inversé de l’Homme. L’animal serait à ranger dans la catégorie du méprisable pour que l’Homme puisse être vu comme pourvu d’une certaine dignité ; l’animal serait insignifiant pour que l’Homme, lui, puisse être intelligible. On peut citer par exemple la philosophe française contemporaine Florence Burgat, directrice de recherches à l’Institut national de la recherche agronomique et qui s’intéresse particulièrement dans ses travaux à la condition animale. Elle a publié en 2006, dans le n°26 de la revue Tumultes, un article intitulé « Xénogreffes : les contours de la démarcation entre les humains et les animaux ». En voici un extrait :
« La gêne qui entoure le terme ‘‘humanisés’’ pour caractériser les animaux transgéniques provient du fait qu’on l’entend d’emblée dans les registres métaphysique et éthique qui lui sont traditionnellement attachés, haussant de ce fait les animaux vers des qualités qu’il s’agit plus que jamais de ne pas leur conférer. L’embarras se comprend à la lumière de la définition de l’Homme qui traverse toute l’histoire de la pensée occidentale : être un Homme, c’est avant tout ne pas être un animal. Le concept d’animal ne désigne pas d’abord un ensemble d’êtres vivants ayant telle et telle manière d’être, mais le contre modèle de l’humain, son négatif ontologique. La question de la différence entre l’animalité et l’humanité n’est autre que l’histoire de l’énumération des propres de l’Homme ; peu importe que leur multiplication ôte toute pertinence à la singularité dont chacun se réclame, car cette entreprise vise moins à dire l’Homme qu’à ne pas dire l’animal. Il est défini, en creux, par un ensemble de manques : manque de raison (Descartes), manque de liberté (Kant), manque de monde (Heidegger), pour ne citer que les aspects philosophiquement les plus centraux de la démarcation.
L’animal n’est rien d’autre que le concept qui dit la différence ; il est la démarcation elle-même. Il est donc hors champ, et l’on comprend bien pourquoi la philosophie ne l’a pas pensé, n’a pas cherché à s’interroger sur son propre. On peut aller jusqu’à dire que le concept d’animal désigne plus une condition qu’une réalité zoologique, et renvoie à des orientations plus idéologiques que taxinomiques. Concepts plus normatifs que descriptifs, « humanité » et « animalité » sont pensés dans un rapport d’opposition terme à terme, par lequel tout ce qui est donné au premier doit, pour avoir sens et valeur, être retiré au second ; ce qui habille l’un dépouille l’autre. L’affirmation d’une différence par défaut, d’une définition par ce qui lui manque caractérise clairement, dans la tradition occidentale, ce genre châtré qu’est l’animalité. »
Ce passage propose de comparer Homme et animal selon une logique de la contradiction. On ne pourrait pas à la fois être l’un et l’autre. La disjonction entre les deux conditions semblerait ici indépassable. S’y ajoute l’asymétrie des deux notions puisque l’animal ne serait rien d’autre que l’ombre permettant de faire ressortir la lumière inhérente au statut de l’humain. L’auteur affirme qu’elle a l’histoire pour elle et que cette logique de l’opposition radicale serait celle de la tradition occidentale dans son ensemble. Qu’en est-il vraiment ? L’être humain se serait-il construit au cours de l’histoire en niant son animalité, en rejetant sa part naturelle d’animalité ?
Un article très intéressant de Maxime Allard paru en 2016 dans la revue Théologiques et intitulé : « Animalité et brutales férocités humaines », et sous-titré : « Aborder ces phénomènes à partir de textes de Thomas d’Aquin » nous offre une perspective critique particulièrement intéressante pour évaluer la valeur des thèses jusqu’ici exposées. L’auteur, professeur de philosophie et de théologie et président du Collège universitaire dominicain d’Ottawa s’appuie sur cette belle épigraphe, tirée de la Somme théologique de Thomas d’Aquin[3]. Je cite : « Si l’Homme est perfectionné par la vertu, il est le meilleur des animaux ; toutefois, s’il est séparé de la loi et de la justice, il est le pire de tous ; en effet, l’Homme possède l’arme de la raison pour satisfaire ses désirs et sa violence, ce que n’ont pas les autres animaux ».
De fait, saint Thomas caractérise parfois lui-même l’Homme par rapport à l’animal, ainsi qu’on le trouve par exemple dans son Commentaire sur l’Évangile de saint Matthieu[2] : « Chaque être humain, écrit-il, doit être dénommé à partir de ce qu’il y a de principal en lui. Si c’est la raison, c’est un Homme. Si c’est la colère, un ours ou un lion ; si c’est la concupiscence, alors ce n’est pas un Homme mais plutôt un porc ou un chien. Ainsi, bien qu’ils soient des Hommes par nature, ce sont cependant ici (dans le passage commenté) des loups par l’affection ».
À plusieurs reprises, saint Thomas se sert métaphoriquement de caractères animaux pour dénommer l’être humain. Les animaux bruts et les humains ont tous deux une expérience sensible, mais si cette expérience sensible acquiert au mieux chez l’animal une continuité par le travail de la mémoire chez ceux qui en sont pourvus, l’animalité humaine est, quant à elle, structurée et finalisée par la rationalité, même s’il n’est pas toujours évident pour chacun de nous de se dégager de l’emprise de la sensation et de l’affection présente.
Une illustration de cette analogie entre le plan de l’animalité et celui de l’humanité est donnée par Aristote au début de la Politique, lorsqu’il s’agit d’établir la sociabilité naturelle de l’Homme. Aristote en veut pour preuve que les humains disposent du langage articulé, alors que les animaux n’émettent que des sons de voix dépourvus de signification. Nous nous contentons parfois nous aussi, il est vrai, de borborygmes, mais nous pouvons faire mieux, de même que nous disions à l’instant qu’il nous est parfois difficile d’inscrire la sensibilité dans le sillon rationnel même s’il nous faut travailler toujours à y parvenir.
Bref, il existe bel et bien deux modalités de l’animalité : l’animalité que l’on pourrait dire « brute » d’une part, l’animalité « raisonnable » de l’être humain d’autre part ; mais ces deux modalités ne constituent pas deux mondes séparés et sans rapport l’un avec l’autre, le monde des animaux et le monde de l’humain. Ces deux modalités de l’animalité manifestent plutôt deux types de rapport à l’environnement : d’un côté un animal toujours déjà ajusté à son environnement et à ses fins à chaque instant, alors que l’animal humain est sans cesse dans une perspective de rééquilibrage de son rapport au monde, jamais stabilisé a priori. L’animalité raisonnable ouvre donc l’Homme à la sphère de l’agir et de la responsabilité morale.
Les rapides mentions de ces quelques passages caractéristiques de saint Thomas sur l’animalité ont pour objectif de montrer que ce détachement de l’animalité et de la nature mis en scène par la modernité littéraire et philosophique est largement fantasmé. Si l’on considère bien les textes médiévaux comme nous venons de le suggérer, l’humanité n’est pas totalement au-dessus de l’animalité. Elle n’en est qu’une modalité particulière. Il n’est pas possible de voir le monde de l’animal et le monde de l’humain comme deux mondes séparés, car il y a commensurabilité, relation, entre les deux. En d’autres termes, l’être humain est aussi un animal, et chercher à arracher son humanité de son animalité serait une grossière erreur. L’Homme et l’animal sont inscrits dans l’unité d’un genre qui comprend deux sous-ensembles distincts, celui des brutes, au sens des animaux dépourvus de raison, et celui de l’Homme, qui n’est pas une brute mais qui n’en demeure pas moins un animal. Son caractère spécifique est celui de la raison et c’est sur elle qu’il doit s’appuyer pour parvenir au parfait accomplissement de sa nature.
Il ne saurait pour autant être question de s’arracher à notre animalité constitutive. Sous ce rapport, être un Homme, ce n’est pas, comme le dit Florence Burgat, ne pas être un animal mais c’est plutôt être un animal particulier, c’est-à-dire un animal rationnel dont la rationalité ne fait pas disparaître l’animalité mais la nuance, la colore, de manière singulière. L’animalité n’est pas dans la tradition occidentale le « genre châtré » dont parle notre auteur et, par-delà cette référence thomasienne, nous pourrions faire mention de plusieurs autres textes qui vont dans le même sens.
Je pense par exemple à Charles de Bovelles, à la fois mathématicien, philosophe, théologien, né en 1479 et mort en 1567. Il fut l’élève de Jacques Lefèvre d’Etaples (1455-1536), théologien et humaniste français, et demeura un aristotélicien convaincu, tout en empruntant à d’autres sources plus tardives comme Nicolas de Cues (1401-1464). Dans son œuvre fondamentale, intitulé Le livre du sage, composé en 1510-1511, sa conception de l’Homme comme récapitulation de tout l’univers, apparaît de façon éclatante :
« En tout Homme, la nature a déposé l’être, la vie, le sentiment et la raison, car tout Homme est, vit, sent et comprend. Pourtant, parmi les Hommes les uns n’actualisent et ne mettent en œuvre que l’être, d’autres l’être et la vie, d’autres l’être, la vie et le sentiment, d’autres enfin l’être, la vie, le sentiment et la raison.
Il en résulte que tous les Hommes sont semblables quant à la nature et à l’être et ne constituent par l’aspect extérieur qu’un seul et même Homme : ils diffèrent cependant très largement par le mode de vie, l’activité et le savoir-faire. Si les uns sont à juste titre comparés aux minéraux, c’est-à-dire aux corps élémentaires, d’autres aux végétaux, d’autres aux bêtes brutes, c’est à bon droit que les plus élevés des Hommes, semblables au soleil, raisonnables par l’appropriation et l’exercice de la raison, sont seuls réputés Hommes véritables et accomplis.
Bien qu’on compte en effet quatre degrés de choses naturelles : subsistantes, vivantes, sentantes et raisonnables, l’espèce humaine cependant comprend en elle-même tous ces degrés et se divise et répartit en quatre ordres. En tant qu’elle embrasse toute la nature, qu’elle comprend toutes choses et qu’il n’est rien qu’elle n’assume, elle se rend semblable aux subsistantes par ce qui est en elle de plus humble et de plus bas, aux vivantes par ce qui vient ensuite, aux bêtes brutes par ce qui est de troisième degré, mais ce n’est que par ce qui est de quatrième degré qu’elle est remise à sa place, élevée à son faîte, coïncidant avec elle-même en d’heureuses retrouvailles. A ce niveau seulement, tant par le savoir-faire, l’application et l’industrie que par la participation à l’être naturel, elle est jugée porter l’humanité à sa perfection[4]. »
Pour lui, l’Homme ne peut être lui-même qu’en assumant toutes les natures inférieures à la sienne. Il lui revient donc d’assumer sa nature animale, car sans cela il ne pourrait la sublimer par la raison. La raison n’est pas séparation de l’animal, elle est accomplissement de l’animalité car l’être humain demeure bien un être incarné, vivant et sentant. Tous les êtres humains, certes, ne parviennent cependant pas au même résultat dans leur développement individuel, note Charles de Bovelles. Certains se contenteront d’une existence passive à l’instar des êtres inertes, d’autres se satisferont du simple assouvissement de leurs besoins primaires comme les végétaux, d’autres mettront leur plaisir dans la jouissance sensorielle conforme à leur nature animale, mais il s’agira surtout d’aller jusqu’à l’exercice de la raison qui seule permet d’atteindre le « faîte » de la création. Être un Homme n’est donc pas du tout être dans une relation de contradiction avec l’animal. La démarcation ne correspond pas à une césure mais plutôt à une marche supplémentaire qui va permettre de saisir le propre de l’Homme sans pour autant renier les caractéristiques de sa nature sensible. Non, l’Homme n’est pas « une maladie mortelle de l’animal » comme l’a écrit Kojève en 1980 dans son Introduction à la lecture de Hegel (p.554)
La vérité, c’est que la doxa contemporaine inverse la phrase de Kojève : c’est son animalité qui devient la maladie mortelle de l’Homme et qu’il s’agit d’éradiquer dans le projet transhumaniste. Voici par exemple ce qu’écrit Thierry Hoquet, professeur à l’université de Nanterre, dans son ouvrage intitulé Cyborg philosophie1, décrivant ainsi le monde de demain : « Un monde purifié, sans rots ni pets, sans sueur ni morve, sans merde ni pisse. Un monde où la maladie aura été bannie, d’où le vieillissement aura été proscrit, un monde où les visages ne rideront plus, où les peaux ne plisseront plus, où les haleines ne tourneront plus, où les bedaines ne se détendront plus, où les organes de bruirons plus ». Nous le comprenons : il est temps d’abolir le corps charnel et animal ! Au lieu du la gestation, vive l’utérus artificiel, au lieu des limites de l’organe naturel, vive l’implant ou le substitut électronique bien plus performants. L’âme pourtant n’est pas une pure substance spirituelle mais bien la forme d’un corps organisé ayant la vie en puissance. Elle a à voir avec les fonctions de la matière vivante organisée. Refuser notre part d’animalité dans la logique transhumaniste consiste à revenir au dualisme platonicien par d’autres voies, à vouloir un monde parfait sans scorie, sans mal en somme. On veut aujourd’hui substituer à notre organisme la machine post-humaine après avoir, au temps du cartésianisme et de ses durables avatars, cherché à identifier le corps humain à une machine. Longtemps considéré comme substrat de l’évolution biologique, ce même corps vivant devient aujourd’hui un obstacle fâcheux à l’évolution humaine dont l’Homme cherche aussi à devenir le maître d’œuvre.
Stéphane AGULLO
Juin 2024
[1] Chapitre 17, § 1, IV, Note de bas de page.
[2] Thomas d’AQUIN, Somme théologique, Ia IIae, Q. 95, a. 1, c.
[3] Thomas d’AQUIN, Commentaire sur l’Évangile de saint Matthieu, chapitre 7, leçon 2.
[4] Charles de BOVELLES, Le livre du sage, chapitre 1, Qu’il y a autant de degrés en l’Homme que dans les choses sensibles.