Quel avenir pour la laïcité en France ?
SANS PARTI PRIS
La laïcité est devenue la nouvelle coqueluche du discours politique ambiant pour réguler notamment le «vivre ensemble» : charte de la laïcité dans l’enseignement, ajout ou remplacement d’un terme dans la devise républicaine, débat sur le port du voile intégral dans l’espace public. Combattue par les uns, brandie par les autres, la laïcité ne semble pas cependant recouvrir les mêmes réalités et champs d’action pour tout le monde. Avec la place grandissante de l’Islam et de ses croyants en France, la laïcité est de plus en plus mise en avant, et pourtant elle ne semble pas remplir son rôle. Que pouvons-nous en dire ? Quel avenir pour la laïcité en France ? Est-elle la réponse à toutes les questions que posent aujourd’hui les religions dans la société française ?
Les origines de la laïcité en France
De manière commune, nous situons la naissance de la laïcité en France en 1789, lors des événements politiques et sociaux de la Révolution française, ce qui est juste du point de vue de sa mise en œuvre. Pourtant, la genèse de ce concept ou de ce mode d’organisation de la société est beaucoup plus ancien.
Nous pouvons, bien sûr, remonter de manière fondamentale à l’époque de Jésus Christ qui, par sa parole «Rendez à César ce qui est à César, et à Dieu ce qui est à Dieu» (Mt 22, 21), marque une distinction entre la sphère politique et la sphère religieuse (ce qui ne veut pas dire qu’elles n’aient pas de lien). Il limite à la fois le pouvoir de l’empereur, qui ne peut pas se prendre pour Dieu sans risquer de ne plus être respecté et écouté, et le pouvoir de Dieu qui s’efface pour laisser une autonomie aux réalités humaines. Cette idée est novatrice, puisqu’à cette époque, l’empereur cumule les deux mandats, politique et religieux. Elle fonde et prépare une nouvelle conception du pouvoir. Plus tard, avec Philippe le Bel (1268-1314), le pouvoir royal s’oppose au pouvoir pontifical, ce qui donne naissance au Gallicanisme1.
Mais c’est surtout à la Renaissance que la laïcité telle qu’on la connaît aujourd’hui va trouver ses racines : «L’Édit de Nantes (1598) s’inspire de la réflexion de juristes comme Jean Bodin, qui détachent la citoyenneté de la religion2». En effet, au XVIe siècle, la division de l’Europe en royaumes catholiques et protestants, selon l’adage «Cujus regio, ejus religio», génère de nombreuses guerres qui marquent profondément les esprits et le christianisme. Un lent mouvement d’émancipation de la catholicité se met en place. Comme le rappelle Émile Poulat, «tout un régime de droit a pu s’établir, cependant différent du régime de chrétienté3». Ainsi, avant la Révolution, se constitue progressivement ce qu’il appelle «une laïcité minoritaire4», qui prendra son essor avec la Révolution. Les Lumières vont donner son assise politique à la laïcité à la française, alimentant même une position plus radicale, qui consistera à l’utiliser comme moyen de lutte et d’exclusion du catholicisme, puisqu’il était jusque-là la religion dominante.
En outre, la laïcité n’est pas une création française, puisqu’elle fut mise en pratique auparavant aux États-Unis, dans leur Constitution de 1787. La laïcité y deviendra le principe d’organisation de la société pour réguler la place des religions en son sein.
Retrouver la laïcité dans ce qu’elle est réellement
Aujourd’hui, la laïcité est souvent associée à la loi de 1905 (loi concernant la séparation des Églises et de l’État), où le terme pourtant ne figure pas. Cette loi est cependant considérée comme la référence qui régit la laïcité en France. Elle pose les bases des relations entre l’État et l’Église. Elle ne répond cependant pas à toutes les questions sociales et d’organisation dans les autres domaines. C’est souvent là une source de profonde confusion, voire de graves méprises ou d’abus de langage. Émile Poulat en explique le principe de la manière suivante : «La loi de 1905 est plus qu’un divorce entre l’État et l’Église : elle considère que la laïcité est une affaire de conscience et de société appelant à la liberté, appelée à la liberté. La conscience devient ainsi le troisième acteur, trop oublié, trop méconnu aux côtés de l’histoire de l’État et de l’Église. La loi pose le principe de la liberté de conscience qu’elle assure et du libre exercice public des cultes qu’elle garantit, mais qu’elle cesse de financer sur fonds publics. Elle offre donc un nouveau cadre juridique : le régime particulier des associations cultuelles au sein du régime général des associations régies par la loi de 19055».
Cette loi n’est donc pas une loi qui concerne la laïcité à l’école, comme certains pourraient le laisser croire quand ils utilisent la laïcité comme argument de lutte contre telle ou telle nouveauté sociale. Il faut attendre la loi du 15 mars 2004 pour voir apparaître l’évocation du «principe de laïcité» dans un texte de loi. Il prend alors une tout autre signification que celle qu’il a pu prendre historiquement, philosophiquement ou politiquement. La laïcité était le régime qui succédait à la catholicité en mettant en avant la liberté publique de conscience (par rapport à la religion qui devient privée). Ici, il efface la présence et la visibilité des signes religieux ou même culturels. La laïcité élargit ainsi son champ d’action, empiétant même sur des réalités qui ne la concernent pas. Invoquer le principe de laïcité contre le voile intégral ne se justifie pas, puisque le fait d’être reconnaissable n’est pas une question religieuse, mais une norme sociale : «Tout n’est pas laïcité». On voit bien que le propre de la laïcité dite «à la française» tient surtout du rapport conflictuel entre l’État et le politique avec les religions, en premier lieu le catholicisme et aujourd’hui, de manière beaucoup plus récente, l’Islam.
Des nouveaux défis pour la laïcité
L’invocation récurrente de ce principe de la laïcité (qui ne peut donc être une valeur) montre qu’il se heurte de plus en plus fréquemment aux changements de notre société française. Il doit relever de nouveaux défis, au risque de devenir rapidement inopérant, voire dangereux s’il est mal employé.
Le premier défi est d’ordre philosophique, c’est-à-dire qu’il concerne la manière de penser la société et l’implication des différentes dynamiques morales et spirituelles. Dans l’histoire, dans toute culture ou identité communautaire, il y a un noyau sacré ou religieux qui manifeste une transcendance reconnue comme axiologique. Ce centre alimente et nourrit une culture. Or, la «neutralité» de l’État face au religieux, qui a progressivement glissé vers une «neutralité» de l’espace public, questionne tout de même la capacité de notre société et de sa culture commune – bien que plurielle – à intégrer ces noyaux religieux et à en bénéficier. Intégration qui n’est pas affrontement, mais mutuelle dépendance. Comme le rappelle Émile Poulat, «la laïcité n’est pas la privatisation de la foi, mais la publicisation du culte6». Le pape Benoît XVI l’avait rappelé lors de son voyage en France de 2008, en répondant aux questions des journalistes : «Il me semble évident aujourd’hui que la laïcité n’est pas en contradiction avec la foi. Je dirais même qu’elle est un fruit de la foi parce que la foi chrétienne était, dès le commencement, une religion universelle, donc pas identifiable avec un État et présente dans tous les États et différente des États»7. Ce même Benoît XVI appelait de ses vœux en 2010 la mise en place d’une laïcité «positive» et «ouverte», qui favorise «une saine collaboration et un esprit de responsabilité partagée».
Le second défi est davantage politique, car il touche à la manière dont la société dans son ensemble prend en compte la présence et l’action de l’Islam. Il ne peut être ignoré ni même contenu, au risque de le voir revenir de manière extérieure, voire de manière violente. Les nombreux débats actuels et futurs sur les règles de vie islamiques posent la question du changement ou non des normes sociales. C’est un choix de société qui ne peut sûrement pas se faire par l’interdit ou, à l’inverse, dans l’indifférence. Au nom de la laïcité, c’est-à-dire de l’organisation des cultes, ces questions doivent être posées et débattues. Il n’est pas du rôle de l’État de décider des normes religieuses, mais de discerner si elles sont bien religieuses ou sociales, et ensuite de voir leurs mises en œuvre et leurs incorporations possibles ou non dans le vivre ensemble entre croyants entre eux et avec les non-croyants. Pire que l’affrontement serait l’ignorance mutuelle.
Le défi est donc celui de la pluralité religieuse, qui nécessite à la fois la reconnaissance de la fin d’une situation de monopole et la volonté collective d’un débat clair et franc sur les normes sociales. La laïcité est alors le cadre propice à ce dialogue si elle est prise pour ce qu’elle est vraiment : un principe d’organisation de la société politique qui régit la liberté de conscience. Souhaitons-lui beaucoup d’avenir !
Yann Le Lay
Voir notre article « La laïcité, une idée chrétienne qui peut devenir folle » publié le 22 décembre 2015
1 – Jean Baubérot, Histoire de la laïcité en France, Que sais-je ?, Puf, Paris, 2000, p. 6.
2 – Ibid., p. 7.
3 – Émile Poulat, Notre laïcité ou les religions dans l’espace public, DDB, Paris, 2014, p. 21.
4 – Ibid., p. 23.
5 – Ibid., p. 31.
6 – Ibid., p. 59.
7 – Benoît XVI, Entretien donné aux journalistes au cours du vol vers la France, 12 septembre 2008 : AAS 100, 2008, p. 718, in Francesco Brancaccio, La Laïcité une notion chrétienne, Cerf, Paris, 2017, p. 15.
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